Du tournage catastrophe au film culte
Apocalypse now (1979)
George Miller, le réalisateur de Mad Max, disait : « Tourner un film, c’est comme partir en guerre ». Rarement un tournage n’a été aussi proche de son sujet comme le fut celui d’Apocalypse now. Ce titre prémonitoire annonçait la descente aux enfers qu’allait connaître Francis Ford Coppola et son équipe. Lorsqu’il présente finalement son film à Cannes, il confesse : « Nous étions dans la jungle, nous étions trop nombreux, nous avions trop d’argent, trop de matériel. Petit à petit, nous sommes devenus fous. »
Une adaptation tortueuse
L’adaptation du roman Au cœur des ténèbres (1899) de Joseph Conrad a suivi un chemin long et tortueux. Orson Welles s’y était attaqué en 1939, mais n’avait pas trouvé le financement nécessaire. Trente ans plus tard, Coppola et George Lucas relancent le projet, sur une adaptation de John Milius, qui plonge l’histoire en pleine Guerre du Vietnam. Il écrit un scénario d’un millier de pages, dont le titre s’amuse du slogan hippie : Nirvana now. L’idée est de le tourner sur le front même de ce conflit, qui s’éternise. Les studios s’inquiètent des risques que reprénsente un tel tournage et ce second projet est donc mis de côté. Lucas, qui devait le réaliser, s’attelle alors au tournage d’un petit film de science-fiction intitulé Star Wars.
Après les succès du Parrain (1972) et de sa suite (1974), Coppola resort l’adaptation des tiroirs. Malgré tout, il peine à réunir un budget d’environ 13 millions de dollars. Le montage financier prévoit que tout dépassement est à la charge du réalisateur-producteur.
Un casting maudit
Après avoir proposé le rôle principal à de nombreux acteurs en vue, comme Steve McQueen ou Al Pacino, Coppola choisit Harvey Keitel. Mécontent du visionnage des premiers rushes, il le congédie et le remplace par Martin Sheen. Après des mois d’un travail harassant, celui-ci est victime d’un infarctus en fin de tournage. Coppola n’en informe pas la production de peur qu’elle n’arrête le film. Pendant sa convalescence, qui dure un mois et demi, le frère de Martin Sheen sert de doublure au réalisateur en faisant apparaître son personnage de dos, sur des plans larges.
Marlon Brando est alors une icône à Hollywood. Bien que n’apparaissant qu’une dizaine minutes, il est le premier comédien crédité au générique. Mais il arrive, sur le tournage, en n’ayant pas lu le roman et ne connaît pas son rôle. Coppola doit s’enfermer des heures avec lui pour lire l’oeuvre de Conrad à voix haute et lui faire apprendre son texte. L’acteur étant en net surpoids, il dût le faire doubler sur plusieurs plans et le filmer dans l’ombre.
Arrivé en cours de tournage, Dennis Hopper cadre bien, avec cette ambiance apocalyptique. Marchant à l’acool et aux drogues dures. il décide de ne plus se laver, pour se mettre « dans la peau » de son personnage, au grand déplaisir de l’équipe. Brando refusa de jouer avec lui,. Leurs scènes communes durent être filmées séparement, en faisant ensuite succéder les plans au montage pour donner l’illusion qu’ils étaient ensemble.
L’enfer de la jungle
Devant durer trois mois et demi, le tournage commece le 20 mars 1976 aux Philippines. Ce pays pouvait fournir le matéreil de guerre nécessaire, car l’armée américaine avait refusé d’apporter son concours. Les conditions de travail sont extrêmement pénibles, dans la chaleur humide de la jungle. Pas moyen de se laver, les fournitures de base manquent. Les déplacements sont compliqués en pleine saison des pluies. L’armée philippine prête ses hélicoptères pour le tournage. L’équipe de décoration doit peindre les appareils aux couleurs américaines, puis les répeindre ensuite aux couleurs philippines lorsqu’il faut les rendre aux militaires. Des hélicoptères disparaissent parfois, durant le tournage de certains plans, pour partir mener de vraies attaques contre des groupes rebelles hostiles au dictateur Marcos à la tête du pays. Découragé par toutes ces embûches pour organiser le tournage, le premier assistant-réalisateur démissionne.
Le plateau est ravagé par un typhon deux mois après le début du tournage. Décors et matériels sont détruits ou endommagés. Sans électricité, ni eau potable, la production doit interrompre le travail pendant six semaines pour un coût de 1,3 million de dollars.
Techniciens et interprètes sont touchés par les maladies tropicales et vénériennes. Coppola dépense sans compter pou son confort et ses plaisirs personnels, alors que les salaires de la main d’oeuvre locale ne sont plus payés. De vives contestations se font entendre au sein de l’équipe. Le moral se dégrade pénalisant davantage le rythme de travail.
Le budgert étant dépassé, Coppola retourne en Californie pour emprunter de l’argent. Il doit hypothéquer ses biens. Après son retour, des défections touchent l’équipe, Martin Sheen lui-même songe à abandonner. Le film en chantier est alors un désastre. Sur 90 heures de rushes, 8 minutes à peine sont utilisables.
Ce tournage devenu légendaire est raconté, dans le remarquable documentaire Aux coeuurs des ténèbres, l’apocalypse d’un metteur en scène (1991) de Fax Bahr et George Hickenlooper. Ses auteurs se sont appuyés sur les images filmées par l’épouse du réalisateur, Eleanor Coppola, devant servir, à l’origine, pour un making-of.
Un réalisateur dans les limbes
Coppola organise des fêtes somptueuses, se fait construire une piscine, fait venir des produits coûteux d’Europe ou des Etats-Unis, comme du vin, des verres en cristal ou des chaussures italiennes.
En proie aux doutes, sombrant dans la mégalomanie et la paranoïa, le réalisateur souffre d’une crise de delirium, perd plus de quarante kilos et fume régulièrement de la marijuana pour contenir ses angoisses. Balançant entre lyrisme et déprime, il menace plusieurs fois de se suicider.
Pour le décor du repaire du personnage de Kurtz interprété par Marlon Brando, on dispose des cadavres fournis par un homme, qui s’avère être un profanateur de cimetière. La police intervient pour inerroger l’équipe, confisquant tous les passeports. Des soldats furent ensuite chargés d’emporter les corps, le profanateur terminant en prison. Autre anecdote macabre, Coppola filme la cérémonie rituelle d’une tribu de montagnards mettant à mort un buffle et l’inclut dans son histoire, provoquant ensuite la colère de l’association américaine de défense des animaux.
Obligé de modifier le scénario, à cause de l’obésité de Brando, le réalisateur ne sait plus comment finir le film. Les échos de cette aventure cinématographique hors normes parviennent aux oreilles de la presse américaine, qui publie plusieurs articles décrivant un réalisateur sombrant dans la folie.
D’un enfer à l’autre
C’est un tournage de 238 jours, qui se termine le 21 mai 1977, avec plus de dix mois de retard. Sa conclusion symbolique fut la destruction des décors, à la demande du gouvernement philippin, Coppola filmant les explosions utilisées ensuite pour le fameux générique de fin du film. Le budget a plus que doublé pour atteindre 31,5 millions de dollars. Coppola a accumulé 250 heures de rushes. Alarmé par son état de santé, le studio United Artists, qui produi le film, souscrit une police d’assurance de 15 millions de dollars en cas de décès prématuré du cinéaste.
La post-production dure deux ans. Fin 1977, noyé dans la montagne de rushes, le montage s’éparpille entre plusieurs versions. Coppola passe ses nuits à les regarder, sous l’emprise de stupéfiants et sur fond de musique des Doors. Pour finaliserson film, il doit faire des choix et couper des séquences importantes.
Un triomphe malgré tout
Une copie de travail est projetée au festival de Cannes, en mai 1979. L’ouverture du film se fait sur la chanson The end des Doors, un symbole de plus pour ce film cauchemardesque. Lors de la conférence de presse, qui s’ensuit, Coppoal reproche aux journalistes américains l’image désastreuse donnée à son film. Apocalypse now remporte la palme d’or, ex-equo avec Le tambour de Volker Schlöndorff.
Le film, d’une durée de 2 heures 27 minutes, sort en août 1979 et remporte un succès international cumulant 150 millions de dollars de recettes, dont 78 millions en Amérique du Nord. Coppola rembourse ses emprunts et engrange des bénéfices conséquents. Obtenant huit nominations aux Oscars en 1980, le film décroche deux statuettes, don celle de la Meilleure photographie. Mais le réalisateur est désormais vu comme un artiste incontrôlable, une étiquette rédhibitoire à Hollywood.
Coppola projette une version restaurée et augmentée de 49 minutes intitulée Apocalypse now redux, pour une durée totale de 3 heures 3 minutes, pendant le festival de Cannes, en 2001, point d’orgue final à ce film hallucinant entré dans l’Histoire du cinéma.